Type de texte | source |
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Titre | « Réflexions sur quelques chapitres du XXXVe livre de Pline » |
Auteurs | Caylus, Anne-Claude Philippe de Tubières, comte de |
Date de rédaction | 1752:1753 |
Date de publication originale | 1759 |
Titre traduit | |
Auteurs de la traduction | |
Date de traduction | |
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Editeur moderne | |
Date de reprint |
(t. XXV), p. 178
Le tableau d’Antiphilus, où l’on voyoit un enfant qui souffloit le feu dans un réchaut, indique non seulement une grande connoissance des reflets, mais il confirme une partie du méchanisme, dont je rendrai un compte exact et détaillé en parlant de la peinture encaustique ; il le confirme, d’autant plus que ce sujet est cité plus d’une fois, et toûjours dans l’attelier d’un peintre.
Dans :Antiphilos, L’Enfant au brasero(Lien)
, Seconde partie, « Du genre et de l’espèce des peintures anciennes », lue le 7 décembre 1752 (numéro t. XXV) , p. 180
Le même Antiphilus fit un tableau qui représentoit une figure plaisante et grotesque, à laquelle il donne le nom de gryllus ; et ce nom fut conservé dans la suite à tous les tableaux que l’on voyoit à Rome, et dont l’objet pouvoit être plaisant ou ridicule. C’est ainsi qu’on a nommé en Italie, depuis le renouvellement des arts, bambochades les petites figures faites d’après le peuple, et que Pierre Van Laër, hollandois, surnommé Bamboche, par un sobriquet que méritoit sa figure, avoit coutume de peindre. C’est encore ainsi que nous disons une figure à Calot, quand elle est chargée de quelque ridicule, ou de quelque imperfection donnée par la nature, ou survenue par accident ; non que cet habile dessinateur n’ait fait, comme Antiphilus, des ouvrages d’un autre genre ; mais il est singulier de voir combien le monde se répète dans les opérations, dans celles mêmes qui dépendent le plus de l’esprit.
Dans :Antiphilos et le Gryllos ; Calatès, Calliclès et les tableaux comiques(Lien)
, Troisième partie, « Du caractère et de la manière des peintres grecs », lue le 12 janvier 1753 (numéro t. XXV) , p. 204-205
Calliclès peignit en petit, parva fecit. J’ai dit, dans la seconde partie, ce que je pensois sur ces petits sujets.
Caladès brilla pour les comicae tabellae, je crois avoir expliqué cette espèce de tableaux.
Antiphilus, utraque, c’est-à-dire qu’il fit de petits sujets, et les tableaux qui servoient à la comédie ; ce qui semble prouver que ce n’étoit pas des décorations, et ce mot me paroît confirmer la conjecture que j’ai avancée à ce sujet. Mais Pline, après avoir accordé ces deux talents à Antiphilus, rapporte les sujets héroïques qu’il a exécutés ; et comme il est en même temps l’auteur du Gryllus [[1:Chap. X.]], cet artiste devoit être fort étendu dans son art.
Dans :Antiphilos et le Gryllos ; Calatès, Calliclès et les tableaux comiques(Lien)
, Première partie, lue le 17 novembre 1752 (numéro t. XXV) , p. 167
Apelle avoit représenté Alexandre ayant le foudre en main : Digiti eminere videntur, et fulmen extra tabulam esse [[1:chap. X]] En premier lieu cette attitude indique un raccourci, mais des plus nobles et des plus heureux ; on peut insister sur ce point, car ces expressions de la Nature sont très-souvent ingrates. Mais pour revenir à l’idée que la description me donne de ce tableau, je dirai qu’elle me paroît le plus grand exemple de ce qu’on appelle l’effet ; et j’ajoûterai que cette description me semble encore faite par un homme de l’art, car Raphaël n’auroit pas dit autrement, en parlant d’un tableau de Michel-Ange. La main étoit saillante et le foudre paroissoit hors de la toile.
Dans :Apelle, Alexandre au foudre(Lien)
, Seconde partie, « Du genre et de l’espèce des peintures anciennes », lue le 7 décembre 1752 (numéro t. XXV) , p. 182
Caladès peignit les tableaux que l’on mettoit sur la scène dans la comédie, in comicis tabellis, ou se rendit célèbre dans les tableaux comiques. Cette dernière traduction seroit la plus littérale ; mais l’usage de ces tableaux nous étant inconnu, et Pline n’en parlant point d’une façon que l’on puisse comparer aux autres genres de peinture dont il fait mention dans son ouvrage, il faut convenir que toutes les traductions, loin de satisfaire, laissent un doute, et ce doute autorise la conjecture que je vais proposer.
Je croirois donc que les ouvrages de Caladès pouvoient être la représentation des principales actions des comédies que l’on devoit donner. C’est un usage que les Italiens pratiquent encore aujourd’hui ; car on voit sur la porte de leurs théâtres, les endroits les plus intéressants de la pièce qu’on doit jouer ce même jour, et cette espèce d’annonce, représentée en petites figures coloriées sur des bandes de papier, est exposée dès le matin. Le motif aujourd’hui est charlatan ; chez les Anciens il avoit d’autres objets, l’instruction du peuple, pour le mettre plus au fait de l’action, le désir de le prévenir favorablement ; enfin l’envie de l’occuper quelques moments de plus par des peintures faites avec soin. Il est même vraisemblable qu’on les exposoit plusieurs jours avant la représentation ; et si ma conjecture est véritable, il ne sera pas étonnant qu’on ait employé des artistes habiles pour exécuter ces morceaux.
Dans :Antiphilos et le Gryllos ; Calatès, Calliclès et les tableaux comiques(Lien)
, Seconde partie, « Du genre et de l’espèce des peintures anciennes » (numéro t. XXV ) , p. 180
Nous voyons encore que les Anciens ont connu un vernis, ou un équivalent à ce que nous mettons sur nos tableaux. Voici le passage de Pline, il peut conduire à quelques observations ; il dit donc, au sujet d’Apelle [[1:Chap. X]]: Unum imitari nemo potuit, quod absoluta opera atramento illinebat ita tenui, ut idipsum repercussu claritatem colorum excitaret, custodiretque a puylvere et sordibus, ad manum intuenti demum appareret. Sed et cum ratione magna : ne colorum claritas oculorum aciem offenderet, veluti per lapidem specularem intuientibus e longuinquo : et eadem res nimis floridis coloribus austeritatem occulte daret. Cette préparation produisoit le même effet que notre vernis, elle garantissoit la peinture de la poussière et des ordures ; on ne s’aperçevoit d’aucune différence quand on regardoit (le tableau ainsi préparé) de près à pouvoir le toucher, ad manum ; mais cette opération avoit cela d’avantageux, que le brillant des couleurs ne pouvoit blesser la vûe, et qu’il sembloit, à ceux qui le regardoient de loin, qu’ils voyoient à travers d’un talc, et par conséquent l’éclat des couleurs étoit adouci. Pline nous assure que personne n’a pû imiter cette pratique d’Apelle ; et comme nous savons, d’un autre côté, que les Anciens aimoient le brillant et l’extrême poli dans toutes les productions de leurs arts, il faut croire qu’ils employoient ordinairement la cire pour frotter leurs ouvrages, et les rendre plus agréables à la vûe. D’ailleurs la cire qu’ils mettoient sur leurs statues de marbre, la poix ou le bitume dont ils couvroient leurs statues de bronze, où ils pouvoient s’en passer plus aisément que sur les tableaux, matières qui produisent leur poli par elles-mêmes, tout cela autorise mon sentiment sur l’emploi de la cire dans toutes les opérations de peinture, dans les tableaux comme dans les enduits. Ce dernier passage nous confirme encore le fréquent usage que les Anciens faisoient du talc ; ils l’employoient sans doute à toutes les choses qui avoient besoin de transparence, et dont il falloit ménager la conversation. Rien ne prouve l’usage commun d’une chose, autant que les comparaisons d’un auteur.
Dans :Apelle, atramentum(Lien)
(t. XXV), p. 167-168
J’ai trop bonne opinion de l’esprit et du caractère d’Apelle, pour croire que voulant prouver la beauté du cheval qu’il avait peint, il ait voulu le faire juger par des chevaux, dont le hennissement le fit triompher. À la réserve des oiseaux, qui peuvent se tromper dans les ciels, les animaux pourroient plus facilement être frappés de la sculpture que de la peinture. Cette discussion serait inutile ici ; mais la conduite attribuée à Apelle dans cette occasion me paroît un de ces traits répandus pour l’agrément du sujet, et pour flatter l’opinion de ceux qui en étoient persuadés ; Pline étoit sans doute trop éclairé pour en rien croire intérieurement.
Dans :Apelle, le Cheval(Lien)
(t. XXV ), p. 168
Je ne puis me résoudre à quitter Apelle, cet homme qui a réuni tant de qualités du cœur et de l’esprit, qui a joint l’élévation du talent à celle du génie, et qui a été enfin assez grand pour se louer sans partialité, et pour se blâmer avec vérité ; je ne puis, dis-je, le quitter sans parler de l’idée que me donne la description d’un de ses ouvrages. C’est le tableau de Diane et de ses nymphes, dont Pline dit, Quibus vicisse Homeri versus videtur id ipsum describentis. L’admiration que l’on a pour Homère, lui que Phidias voulut prendre pour son seul modèle, dans l’exécution du Jupiter qui lui fit un honneur immortel, la supériorité que l’antiquité accorde à Apelle, enfin la réunion de ces deux grands hommes me fera regretter ce tableau toute ma vie.
Dans :Apelle, Diane(Lien)
, « Du caractère et de la manière des peintres grecs » (numéro t. XXV ; Troisième partie,) , p. 198
Il dit ensuite d’Apelle, praecipua ejus in arte venustas fuit. La manière qui le rendit ainsi supérieur, consistoit dans la grace, le goût, la fonte, le beau choix ; et pour faire usage d’un mot qui réunisse une partie des idées que celui de venustas nous donne ; dans le morbidezza, terme dont les Italiens ont enrichi la langue des artistes. Quoiqu’il soit difficile de ne pas accorder des talents supérieurs à quelques-uns des peintres qui ont précédé celui-ci, il faut convenir que toute l’Antiquité s’est accordée pour faire son éloge ; la justesse de ses idées, la grandeur de son âme, son caractère enfin doivent avoir contribué à un rapport unanime. Il recevoit le sentiment du public pour se corriger, et il l’entendoit sans en être vu ; sa réponse au cordonnier devint un proverbe, parce qu’elle est une leçon pour tous les hommes ; ils sont trop portés à la décision et sont en même temps trop paresseux pour étudier. Enfin Apelle fut in aemulis benignus, et ce sentiment lui fit d’autant plus d’honneur, qu’il avoit des rivaux de grand mérite. Il trouvait qu’il manquait dans tous les ouvrages qu’on lui présentait, unam Venerem, quam Graeci charita vocant ; caetera omnia contigisse : sed hac sola sibi neminem parem. Il faut qu’il y ait eu une grande vérité dans ce discours, et qu’Apelle ait possédé véritablement les graces, pour avoir forcé tout le monde d’en convenir, après l’aveu qu’il en avoit fait lui-même. Cependant, lorsqu’il s’accordoit si franchement ce qui lui était dû, il disoit, avec la même vérité, qu’Amphion le surpassoit pour l’ordonnance, et Asclépiodore pour les proportions ou la correction. C’est ainsi que Raphaël, plein de justesse, de grandeur et de graces, parvenu au comble de la gloire, reconnaissoit dans Michel-Ange une fierté dans le goût du dessein qu’il chercha à faire passer dans sa manière, et cette circonstance achève de rendre complet le parallèle de Raphaël et d’Apelle.
Dans :Apelle supérieur par la grâce(Lien)
, p. 166-167
Apelle est le peintre sur lequel Pline, ainsi que tous les auteurs, s’est le plus étendu, et dont il a le mieux parlé, peut-être à cause qu’il a eu plus de secours. Voici un passage qui m’a fait quelque peine. [[1:Chap. X.]] Pinxit et quae pingi non possunt[[3:Les distinctions admises par les Anciens, et que nous ne pouvons plus recevoir avec la simplicité de nos principes physiques, nous mettent hors d’état d’expliquer toutes les différences qui ont engagé à donner autrefois à la foudre cette variété de noms. Si le lecteur est curieux d’en être ennuyé, il peut lire ce que Sénèque en dit, Quest. nat. Dans plusieurs chapitres du livre III.]], tonitrua, fulgura, fulgetraque, bronten, astrapen : ceraunobolian appellant ; inventa ejus et caeteris profuere in arte. Ce passage est un de ceux sur lequel il ne faut point prendre Pline à la lettre ; il le dit lui-même, pinxit et quae pingi non possunt. On pourroit peut-être lui reprocher d’avoir fait usage d’une métaphore trop outrée, qui seroit tolérée tout au plus dans un poète. Mais j’abandonne la critique personnelle, et je demande combien la peinture devoit être resserrée dans les paysages et dans les grands effets de la nature avant Apelle, si elle lui a cette obligation, et combien la froideur et sa contrainte devoient être grandes, lorsqu’elle était privée de ces accessoires. Car dans ce cas, une privation en entraîne nécessairement plusieurs autres. On sent bien que je ne traduirai pas ces effets de la nature par le bruit du tonnerre, et par la lueur subite des éclairs, images propres à l’éloquence, et que la peinture ne peut indiquer à l’esprit que par des moyens fixes. Cependant Pline n’est pas le seul qui ait donné des éloges aux artistes qui ont précédé Apelle. Tout cela n’est donc point exact, et un soupçon fondé en autorise plusieurs autres.
Dans :Apelle et l’irreprésentable(Lien)
, « Du caractère et de la manière des peintres grecs » (numéro t. XXV ; Troisième partie) , p. 201-202
Protogène, cet autre peintre célèbre, étoit de Caune, ville soumise aux Rhodiens ; ses commencemens furent accompagnés de la pauvreté, son application lui tint lieu de maître, car on ne connoît point celui dont il reçut des leçons. Voilà un bel exemple de l’attachement, de l’assiduité et du talent naturel. Summa ejus paupertas initio, artisque summa intentio et ideo minor fertilitas. Ce défaut de facilité, que Pline semble attribuer à la pauvreté et au peu d’éducation de Protogène, fit son malheur, et l’engagea à trop fatiguer ses ouvrages ; il ne savoit pas les quitter. Aussi Apelle fut lui reprocher, quod manum ille de tabula non sciret tollere. Ce défaut a souvent causé le malheur de quelques-uns de nos modernes, et les a jetés dans les glaces. Car il faut savoir se contenter, et se souvenir du beau précepte d’Apelle, nocere sapere nimiam diligentiam ; le trop de soins est souvent dangereux. La peinture n’est pas la seule opération de l’esprit qui doive y faire attention. Carlino Dolce, parmi les Italiens, fournit un exemple de ce danger. La stérilité de son génie égala la propreté de son pinceau.
Dans :Apelle et la nimia diligentia(Lien)
, p. 168
Pline parle fort convenablement de la Vénus d’Apelle, et des ouvrages de plusieurs autres auteurs, que la mort les empêcha d’achever, et que personne n’osa terminer : [[1:chap. XI]] In majori admiratione esse quam perfecta : quippe in iis lineamenta reliqua, ipsaeque cogitationes artificum spectantur ; atque in lenovicio commendationis dolor est ; manus, cum id agerent, extinctae desiderantur. Elle causoit plus d’admiration que si elle avait été terminée ; car on voit dans les traits qui restent la pensée de l’auteur ; et le chagrin que donne ce qui n’est point achevé, redouble l’intérêt. Après avoir présenté des idées aussi élevées dans l’art, je n’avois aucune envie de rapporter ce que Pline dit des premiers peintres romains ; mais ce sont des faits trop liés à mon sujet, pour les passer absolument sous silence.
Dans :Apelle, Vénus inachevée(Lien)
, « Du caractère et de la manière des peintres grecs » (numéro t. XXV ; Troisième partie ) , p. 200-201
Aequalis ejus fuit Aristides Thebanus. Aristide de Thèbes fut son contemporain ; Pline paroîtroit même l’élever fort au-dessus d’Apelle, en ajoutant ces mots, is omnium primus animum pinxit, et sensus omnes expressit. Je ne sais pourquoi le Père Hardouin a corrigé ici omnes par hominis. Le premier, qui se trouve dans tous les autres textes, convient mieux, ce me semble, en cet endroit, et me paroît plus dans le style de l’auteur. Mais si l’on prenoit les choses à la lettre, il sembleroit qu’Apelle n’auroit point eu d’expression ni fine ni délicate ; enfin rien de ce qu’il accorde à Aristide, et que Pline renferme en un mot, en disant quae vocant Graeci ethe, et que je crois ne pouvoir traduire que par les passions douces ou qui demandent moins d’expression. Ce n’est pas tout, Aristide exprimoit aussi les agitations, les troubles, les impressions de l’âme, perturbationes, toutes choses qui sont renfermées dans l’animum et dans le sensus omnes, avec lesquels il commence un éloge dont il donne la preuve en décrivant ainsi un de ses tableaux : Oppido capto ad matris morientis e vulnere mammam adrepens infans : intelligiturque sentire mater et timere, ne emortuo lacte sanguinem lambat. Dans le sac d’une ville, on voit un enfant s’attacher au sein de sa mère expirante des blessures qu’elle avait reçues. On croit lire sur le visage de la mère le sentiment et la crainte où elle est que son fils ne suce le sang avec un lait prêt à tarir. Je conviens que la situation est différente : mais Rubens a exprimé tout à la fois la joie et la douleur sur le visage de Marie de Médicis[[6:Dans La Naissance du dauphin dans la galerie du Luxembourg.]]. Après avoir trouvé dans les modernes un exemple pareil de deux passions exprimées à la fois, je croirois que le Poussin aurait pu rendre les sujets qu’Aristide a su traiter ; il a si bien fait sentir le sensus, les perturbationes dans la soif des Israélites, dans les sujets de peste ! Il a si bien exprimé le déluge ! avec un si petit nombre de figures il en a fait un sujet si pathétique, que je pense à lui en lisant cette description du tableau d’Aristide ! Au reste, avec autant de grandes qualités dans l’art, il étoit durior in coloribus, c’est-à-dire que sa couleur était un peu crue. Pour expliquer ce passage dans toute son étendue, sans le prendre exactement à la lettre, je dirais : Raphaël est, sans contredit, un grand poète ; mais Jules Romain son élève a mis plus de feu dans ses compositions, il a témoigné plus d’enthousiasme. Raphaël cependant n’en est pas moins ce qu’il est, grand, précis, sage, ingénieux, plein d’expression ; quoiqu’il soit vrai que le Dominiquin lui soit fort supérieur à quelques égards ; et c’est de lui que l’on peut dire primus animum pinxit, perturbationes, etc. qu’il était comme Aristide, paulo durior in coloribus : car le Dominiquin n’a point connu l’harmonie des couleurs. La différence que je trouve entre les façons d’opérer du Dominiquin et du Poussin, c’est que le premier n’est arrivé à ces belles expressions que par la nature, c’est-à-dire par un discernement fin et délié ; et que le Poussin nourri de l’antique, a cherché et saisi la manière des Anciens, et qu’enfin le desir de les imiter l’a engagé à voir la nature conséquemment ; aussi ses tableaux sont sages, la convenance et le costume y sont parfaitement observés : il est vrai que, frappé de ce que nous appelons l’antique, au propre, c’est-à-dire les belles statues grecques, ses figures se sentent un peu de la sécheresse que le marbre peut inspirer. Il est encore vrai que, comme le Dominiquin, il laisse quelque chose à desirer pour la couleur ; d’ailleurs il ne faut point chercher aucun autre rapport entre ces grands artistes.
Dans :Aristide de Thèbes : la mère mourante, le malade(Lien)
, « Du caractère et de la manière des peintres grecs » (numéro Troisième partie) , p. 203
Sérapion, décorateur, ne pouvoit faire aucune figure. Dionysius, au contraire, ne savoit peindre que des figures. Ces partages, dans l’art, se rencontrent tous les jours. Cependant les Dionysius seront plus aisément Sérapions, que les Sérapions ne seront Dionysius. Car un peintre d’histoire exprimera toûjours toutes ses pensées. Le dessin de la figure conduit à tout, et rend tout facile.
Dans :Dionysios anthropographe(Lien)
, « Du caractère et de la manière des peintres grecs » (numéro Troisième partie) , p. 212-213
On voit aussi, comme parmi nos modernes, quelques femmes qui ont exercé la peinture dans la Grèce : telles sont Timarète, fille de Mycon, et qui a excellé ; Irène, fille et élève de Cratinus ; Calypso, Alcisthène, Aristarète qui s’était formée dans son art sous son père Nearchus ; Lala de Cyzique, perpetua virgo, épithète singulière pour ce temps, si elle ne veut pas dire tout simplement qu’elle ne fut point mariée. Cette fille exerça la peinture à Rome, selon M. Varron cité par Pline ; non seulement elle peignit, mais elle fit des ouvrages cestro in ebore, ce que je ne puis encore traduire que généralement, en disant qu’elle grava sur l’ivoire : j’aurai peut-être dans la suite des notions plus sûres et plus étendues sur ce travail. Elle fit le portrait de beaucoup de femmes, et le sien même dans le miroir : nec ullius in pictura velocior manus fuit. Personne n’eut le pinceau si léger, ou bien ne montra une aussi grande légèreté d’outil, pour m’exprimer dans la langue des artistes. Pline fait encore mention d’une Olympias.
Plusieurs de ces femmes ont fait de bons élèves et laissé de grands ouvrages. Je n’opposerai à ces femmes illustres qu’une seule moderne, non que les derniers siècles n’en aient produit qui pourroient trouver ici leur place ; mais la célèbre Rosalba Carrieri a fait des choses si remplies de cette charis qu’Apelle s’étoit accordée, que je crois pouvoir l’opposer seule à toutes les autres de la Grèce. Les sujets qu’elle a faits n’ont cependant jamais été fort étendus, car elle n’a travaillé qu’en miniature et en pastel.
Dans :Femmes peintres(Lien)
, p. 149-150
Pline est peut-être l’auteur de l’Antiquité auquel nous avons le plus d’obligations ; ses recherches, les détails qu’il nous a conservés, les peines qu’il s’est données pour rassembler des éclaircissemens dans tout le monde connu de son temps, enfin l’universalité de ses sujets, sont autant d’articles qui méritent notre reconnoissance. Je ne déciderai point s’il est également lumineux dans toutes les parties qu’il a traitées ; la chose seroit difficile. Car indépendamment de la pente naturelle qui nous fait préférer tel objet d’étude à tel autre, un seul suffit pour occuper toute la vie, sans qu’on puisse encore s’assurer de l’avoir bien connu.
On peut regarder Pline comme étant plus physicien que connaisseur profond dans la partie des arts. Il a pû les aimer ; mais il les a vûs, pour ainsi dire, en qualité de citoyen de l’univers, et il les a présentés d’un côté avantageux pour les pays qui les ont accueillis. Les détails et les éloges, qui regardent le fond et la pratique de ces mêmes arts, ne sont, à mon avis, dans son ouvrage, que des extraits empruntés des auteurs grecs qui l’avoient précédé. Cette conjecture me paroît démontrée dans la suite de ce Mémoire. D’ailleurs le plan de son ouvrage, me confirme dans cette opinion. Il ne parle des statues de bronze qu’à l’occasion du cuivre, de la peinture qu’à la suite des matières qui composent les couleurs ; c’est à propos de la terre travaillée, ou de la poterie, qu’il traite de la plastique ; enfin il ne s’étend sur les grands sculpteurs de la Grèce, qu’après avoir examiné les différences espèces de marbre. Tous ceux qui l’auront lû avec attention conviendront qu’aucun de ces différens arts n’est l’objet particulier de son examen, et qu’il ne décrit l’usage que les hommes ont fait de ces différentes matières, que comme l’emploi de ces mêmes matières, et l’usage auquel elles ont été destinées. Cette façon de penser peut être examinée dans le détail de chaque partie ; elle autorise les réflexions contraires, et permet de ne pas recevoir aveuglément tout ce qu’il rapporte ; d’autant qu’il n’a donné ces mêmes détails dans l’objet immense qu’il a entrepris, que comme des fleurs capables d’enrichir une matière sèche, et plus encore de délasser son imagination. Voilà, je crois, les véritables motifs qui nous ont procuré les plus justes et les plus belles indications de l’accord, de l’harmonie, de la légèreté du pinceau, de l’air, et de tant d’autres parties que l’on admiroit dans les tableaux des Anciens. Plus on sera persuadé, en les méditant, que ces définitions n’ont pû être faites que par des artistes savans, plus on regrettera la perte des belles et solides instructions que les peintres grecs avoient écrites pour la postérité. Ce malheur, tout grand qu’il est, nous laisse cependant quelque consolation. Rassemblons tout ce qui nous en est demeuré ; joignons ce que Pline a semé dans son recueil en faveur des grandes parties de la peinture, aux grands morceaux de sculpture grecque, qui élèvent l’esprit et paroissent au-dessus de l’art, et nous aurons les beaux-arts de la Grèce. La peinture nous sera démontrée, d’un côté, avec toutes ses richesses et tous ses charmes, tandis que les beaux ouvrages de sculpture nous prouveront de l’autre, toutes les parties sur lesquelles Pline ne s’est point étendu. Tels sont le dessein, l’effet des muscles, le sentiment de la peau, la précision du trait, la beauté des caractères, la justesse de l’action, le balancement des parties, la simplicité, et par conséquent la grandeur des compositions, en un mot le sublime de cet art. Voilà de quoi nous consoler de nos pertes, si nous savons en profiter.
Dans :Fortune de Pline(Lien)
, p. 151
Au reste, si je parois un peu plus critique dans ce Mémoire que dans celui que j’ai lû en 1747, je vous prie de penser que l’on commence toujours par être ébloui, et qu’un plus grand examen laisse enfin discerner des erreurs que la réputation d’un grand homme et la disposition de l’admirer ne voilent que trop ordinairement.
Dans :Fortune de Pline(Lien)
, p. 154
Pline a peut-être senti quelque difficulté sur l’origine de la peinture ; ainsi, pour l’éviter, il se rejette sur les progrès rapides qu’elle a pû faire, et j’avoue qu’en cela je ne suis pas de son sentiment. Ce n’est pas tout, il avance qu’il ne paroît pas qu’elle fût connue du temps de la guerre de Troie. Voyons ce qu’on peut opposer à cette opinion.
Dans :Fortune de Pline(Lien)
, p. 156
Malgré ces aveux, je crois que mes objections subsistent, et qu’elles suffisent au moins pour prouver que Pline n’a pas examiné avec assez l’exactitude le commencement et les progrès des arts. Mais sans pousser plus loin les réflexions sur l’antiquité et sur l’invention de la peinture, je vais continuer le développement des idées que cet auteur nous fournit, et la traduction de quelques-unes de ses expressions.
La succession et la marche que Pline donne à la peinture, en décrivant ses progrès, autorise ce que j’ai dit du desordre avec lequel il traite cette matière ; car les détails qu’il en rapporte, et la place qu’il leur attribue, ne peuvent être la route ni le chemin d’aucun art connu et pratiqué successivement dans un pays. Les premiers temps, l’enfance et la découverte de cet art nous sont indifférens, je l’ai déjà dit ; il nous suffit de savoir, même pour l’intelligence de l’ouvrage de Pline, que la peinture a paru dans tout son éclat l’espace de deux cens ans, depuis le temps de Périclès jusqu’au règne d’Antigonus, et de Démétrius Poliorcete son fils, et qu’aussi-tôt après elle a totalement dégénéré, au point qu’elle tomba dans une sécheresse de couleur, et une aridité de composition confirmées longtemps avant Pline. En un mot elle était devenue semblable à quelques malheureux restes que nous en voyons encore dans plusieurs ruines en Italie. Et par une destinée cruelle, aucun de ces fameux ouvrages dont Rome avoit dépouillé la Grèce, n’est venu jusqu’à nous. Les tableaux peints sur bois n’ayant pû résister, mes regrets ne tombent que sur les fresques, exécutées dans la suite à Rome par de bons artistes grecs.
On pourroit reprocher, en quelque façon, à Pline d’avoir fait des distinctions qui ne sont pas toûjours justes, et d’avoir attribué à des artistes l’invention de plusieurs choses, sans lesquelles les ouvrages dont il parle, comme d’un temps beaucoup plus reculé, n’auroient pu s’exécuter. Je ne vois qu’un moyen pour réparer ce dernier inconvénient ; c’est de ne point prendre à la lettre ces mots de primus invenit, et de ne pas regarder ces choses comme des découvertes, mais seulement d’accorder à ceux dont il parle, le mérite d’avoir excellé dans cette partie, ou de l’avoir perfectionnée.
Dans :Fortune de Pline(Lien)
, p. 172
En finissant cette première partie, je crois devoir dire l’impression que j’ai reçue de Pline, quant à la peinture. C’étoit constamment un très-bon citoyen, qui avoit employé son esprit et son bien pour l’utilité des hommes, et qui ne pouvant tout savoir, a profité avec raison des ouvrages de ceux qui l’avoient précédé, peut-être plus sur cette matière que sur les autres. Aussi je croirois volontiers qu’il n’a donné de son chef aucune définition de l’art, mais qu’il s’est échauffé sur les beaux endroits qu’on lui a présentés, ou qu’il a choisis par esprit ; et qu’enfin toutes les découvertes qu’il a attribuées à différens peintres, en disant Primus invenit, feroient croire qu’il a extrait, sans distinction, les ouvrages des élèves, ou des amis des maîtres, et qu’il n’a voulu rien perdre de ce qu’il avait rassemblé. C’est ainsi que doit en user celui qui ne connoissant pas parfaitement une matière, veut cependant être utile à ceux qui la connoîtront mieux. Il est plus avantageux qu’il recueille trop que trop peu. La connoissance seule admet les distinctions. Ainsi les bonnes choses, les médiocres, les inutiles sont toutes rapportées, et sans beaucoup d’ordre ; du moins c’est dans ce point de vûe que j’ai cru devoir examiner tout ce que Pline dit de la peinture.
Dans :Fortune de Pline(Lien)
, p. 180
[[1:Chap. X.]] : Ludius, celui qui vivoit du temps d’Auguste (car il y en a eu un qui l’a précédé) fut le premier qui peignit à Rome des paysages, des marines, etc. sur les murailles des appartements. Je trouve, en premier lieu, que les décorations de théatre étant connues et pratiquées comme elles l’étaient en Grèce et à Rome, cette invention ne valoit pas la peine d’être citée. Ce que dit Pline à cette occasion indique cependant la justice qu’il rendoit aux grands maîtres de l’Antiquité, par rapport à la noblesse et à la beauté des sujets qu’ils avoient traités : sed nulla gloria artificum est, nisi eorum qui tabulas pinxere ; eoque uenerabilior apparet antiquitas. Pline ne parle donc, à mon avis, de ce Ludius que dans le dessein de rapporter tous les genres, et le même motif me conduit aujourd’hui.
Les Anciens ont eu de grands décorateurs de théatre, leurs dépenses en ce genre, et leur goût pour les spectacles, ont dû produire des hommes habiles dans cette partie ; et nous pouvons imaginer, par conséquent, que la facilité du génie et de l’exécution devoit nécessairement être appuyée en eux par la connoissance exacte de la perspective. Plus un trait est rapporté dans le grand, et plus il exige d’exactitude et de vérité, et la perspective aërienne éprouve les mêmes nécessités. Sérapion fut peintre de décoration, Pline en parle comme d’un homme distingué dans son talent, mais il dit qu’il ne pouvoit peindre la figure, c’est encore aujourd’hui la même chose. À la réserve de Jean Paul Panini, qui a sû allier plusieurs parties de la peinture, Bibiena, Servandoni, et tous ceux qui les ont précédés, n’ont jamais sû représenter une figure, je ne dis pas correctement, mais seulement l’indiquer en petit sur le plan le plus éloigné.
Dans :Ludius peintre de paysages et la rhopographia(Lien)
, Troisième partie, « Du caractère et de la manière des peintres grecs », p. 204
Ludius fut le premier qui peignit, sur les murailles des appartemens, des marines et des paysages. Ces peintures étoient fort agréables, et le prix n’en étoit pas considérable. Sed nulla gloria artificum est, nisi eorum qui tabulas pinxere, eoque uenerabilior apparet antiquitas. Mais les artistes qui ont peint des tableaux ont seuls mérité d’être célèbres, un tel sentiment rend encore l’antiquité plus respectable. Pline en conséquence ne trouve ni sage, ni raisonnable d’exposer dans une maison des choses aussi précieuses, et qu’il n’étoit pas possible d’enlever en cas d’incendie ; mais pour établir solidement la critique des peintures sur le mur, que Ludius avoit introduites, il dit : Casula Protogenes contentus era in hortulo suo. Nulla Apellis in tectoriis pictura erat. Nondum libebat parietes totos pingere. Protogène content enfermé dans sa petite cabane et dans son petit jardin, a peint tous ses tableaux ; et l’on ne vit jamais de peintures d’Apelle sur les enduits. Les peintres n’avoient point encore eu la fantaisie de peindre les murailles entières.
Dans :Ludius peintre de paysages et la rhopographia(Lien)
(t. XXV), p. 345
Myron d’Eleuthère, et la belle vache qu’il a exécutée, ont été trop célèbres pour en parler ; d’ailleurs il nous importe peu aujourd’hui que l’on ait dit de lui, primus hic multiplicasse varietatem videtur, numerosior in arte, quam Polycletus, et in symmetria diligentior. Mais ce primus pourroit causer ici de l’embarras ; si l’on n’y prenoit garde, il porteroit à croire que ceux qui ont précédé Myron dans l’art, n’avoient aucune de ces parties : il semble qu’il n’est ici question que d’une plus grande variété dans la composition, et d’un plus grand soin dans l’exécution.
Dans :Myron, la Vache(Lien)
, p. 181-182
Pline nous dit que les décorations de Claudius Pulcher, pour les jeux publics qu’il donna l’an de Rome 553, étaient peintes si fort au naturel, que les corbeaux se trompoient à tous les moments, croyant pouvoir se reposer sur le toît des maisons que la décoration représentoit. L’accord de ces grands morceaux de peinture étoit différent du nôtre ; leur effet ne se tiroit que du jour vrai, et le nôtre n’est produit que par les lumières que nous plaçons assez à notre volonté ; ainsi les Anciens ont eu, à plusieurs égards, plus de mérite dans leur succès que nous ne pouvons en avoir. Mais j’avouerai naturellement que les preuves tirées des animaux me sont toujours un peu suspectes ; le soin avec lequel Pline nous les rapporte persuade au moins qu’elles étoient à la mode de son temps, et qu’on les regardoit comme certaines et convainquantes. Et si notre auteur regarde comme une fable la peinture du grand dragon peint sur un parchemin [[1:Chap. XI.]], et qui chassa les oiseaux qui interrompoient le sommeil de Lépidus pendant le Triumvirat ; le doute qu’il a de ce fait pourroit donner à penser que les autres récits lui paraissent avoir quelque vérité. Pour moi je préférerois à ces sortes de contes, toûjours du goût du peuple, une description bien détaillée des ouvrages, pour juger des raisons de leur succès. D’ailleurs le caractère des animaux ne peut avoir changé depuis ce temps, et ils ne sont pas si faciles à tromper que les hommes le supposent par plusieurs espèces de vanité. Je suis convenu, dans la première partie de ce Mémoire, et j’en conviens encore, que les oiseaux se trompent plus aisément que les autres animaux : leur erreur est même assez fréquente pour les ciels de perspective. On en a eu des exemples à Ruel, dans les jardins de l’ancienne maison du Cardinal de Richelieu. Le maire avoit peint une arcade qui laissait un ciel si bien imité, que les oiseaux croyoient que l’arcade était percée, et que rien ne les empêchoit de la traverser ; aussi on en a vû tomber morts ou étourdis, pour s’être frappé la tête contre le mur.
Dans :Les oiseaux picorent les tuiles du théâtre de Claudius Pulcher(Lien)
(t. XIX), p. 252
Selon Pline, l’ombre que porte sur une surface qui lui est opposée un corps placé entre cette surface et la lumière qui le frappe de ses rayons, a fourni la première idée du dessein. Quelqu’un, ou plus intelligent ou plus oisif, s’étant arrêté à considérer l’ombre qui se peignoit ainsi sur une surface unie, s’avisa de contourner cette ombre, en traçant sur cette même surface une ligne qui la renfermoit, et qui en décrivoit exactement le contour extérieur : et lorsque l’ombre eut disparu, le simple trait qui conservoit la forme de l’ombre, montra quelque ressemblance avec l’objet qui avoit produit l’ombre. Une tête d’homme, vûe de profil et ainsi figurée, ne pouvoit en effet manquer d’être reconnoissable.
Pline renferme tout cela en deux paroles : après avoir dit que les Égyptiens et les Grecs se disputoient l’honneur d’avoir inventé la peinture, il ajoûte que, quant à la forme de l’invention, l’on en convenoit unanimement, omnes umbrae hominis lineis circumductae ; suivons le même auteur dans son récit. Ce que le hasard avoit fait naître fut bientôt réduit en art. Avant qu’on se fût servi d’aucune couleur, deux artistes, Téléphane de Sicyone et Ardicès de Corinthe, avoient déjà commencé à perfectionner le dessein. On a vû que dans son origine il étoit tout à fait informe : il ne consistoit que dans la circonscription des contours extérieurs des objets ; les deux nouveaux artistes, toûjours à l’aide du seul trait, et sans sortir encore de ce qu’on nomme proprement dessein, tentèrent d’exprimer les parties que le contour extérieur renfermoit, telles, par exemple, que les yeux, la bouche, le nez, etc. dans un visage vû de face. C’est ce qu’il faut entendre par ces paroles de Pline du même passage, iam spargentes lineas intus : et en effet de même que les formes extérieures se dessinoient par le moyen du trait, il falloit, pour ainsi dire, répandre d’autres traits dans l’espace que ces contours extérieurs renfermoient, pour rendre sensibles les parties qui y étoient contenues. [[4:suite : peintres archaïques]]
Par là le dessein prit une forme régulière, et dès lors on commença à pouvoir discerner, et à reconnoître les traits des personnes que l’artiste avoit eu intention de représenter. C’est ainsi que j’expliquerois ce passage de Pline : ideo et quos pingerent (Ardices et Telephanes) adscribere institutum. Remarquons qu’il emploie le mot quos qui a rapport aux personnes, et que par conséquent il s’agit ici de portrait et non de représentation indistincte d’autres objets : autrement il se serait servi du mot quae qui est plus général. Cette remarque est nécessaire pour montrer que mon explication est préférable à celle que Jean-Baptiste Adriani et depuis lui le sieur Durant ont donnée du même passage de Pline. Le premier, dans sa lettre italienne écrite à George Vasari, le traduit ainsi : E percio che essendo le figure d’un color solo, non bene si conosceva di cui elle fossero imagini, hebbero per costume di scrivervi a pié, chi essi havevano voluti rassembrare. Le second, dans l’histoire de la peinture ancienne, l’explique de cette manière : les figures dans les commencemens étoient assez peu ressemblantes, pour avoir besoin d’écrire au bas du tableau les noms des objets qu’on avoit voulu représenter. Je ne rapporte point ce que dit à ce sujet le P. Hardouin, dans la crainte d’alonger un Mémoire déjà trop long, et je fais grâce de du Pinet.
Voilà deux explications bien opposées à la mienne. L’Adriani prétend que ce qui empêchoit les figures des deux artistes dont il est ici question, d’être ressemblantes, c’est que ces artistes n’y avoient employé qu’une seule couleur : les deux interprètes se réunissent pour trouver dans le manque de ressemblance, la raison qui déterminoit à écrire des noms au bas des tableaux. Mais ces deux explications sont aussi mauvaises l’une que l’autre ; et, si je ne me trompe, on ne peut pas donner aux paroles de Pline un autre sens que celui que je viens de proposer : sans cela Pline me paroîtroit inconséquent. Il fait un mérite aux deux Grecs d’avoir perfectionné l’art ; de l’avoir soûmis à des règles (exercuere) dans un temps où le secours de la couleur, si propre à rapprocher de la vérité la représentation des objets, leur manquoit absolument, sine ullo colore. Comment donc avoient-ils opéré ? De quels moyens s’étoient-ils servis pour hâter les progrès de leur art ? iam spargentes lineas intus : c’étoit en perfectionnant les formes ; c’étoit en améliorant le dessein, en ajoûtant de nouveaux traits à ceux que l’ombre avoit enseignés par hasard ; en un mot, en figurant par des contours les parties intérieures que l’ombre ne dessine point. Voilà ce qui les rendit singuliers, et ce qui commença à faire reconnoître les personnages qu’ils avoient entrepris de représenter ; car, encore une fois, c’étoient des portraits qu’ils faisoient, et le premier dessein qui donna l’idée de l’art, fut lui-même, comme tout le monde le fait, fait pour un portrait, et ideo quos pingerent adscribere institutum. Quoi, parce qu’ils avoient mieux fait que ceux qui les avoient précédés ; parce que la peinture, dans l’état où ils l’avoient mise, approchoit davantage de l’imitation de la nature, il en avoit résulté la nécessité d’écrire au bas de leurs tableaux ce qu’ils y auroient voulu représenter ; sans quoi on ne les eût pas reconnus, tant la ressemblance étoit peu exacte ? Ce raisonnement ne convient point à Pline ; il me paroît absurde, et c’est mal à propos qu’on le lui prête.
De l’invention du dessein il passe à l’origine du coloris ; cette seconde opération succéda à la première. Cléophante de Corinthe se servit le premier de terre pulvérisée et broyée très-fin : on dit qu’il broya des tests ou des morceaux de pots de terre, testa (ut ferunt) trita, et qu’il en composa une couleur.
La peinture prenait insensiblement des accroissemens, et se chargeant de détails, postquam operosior inventa erat, s’acheminoit à la représentation fidèle de la nature. Cependant elle ne consistoit encore que dans l’emploi d’une seule couleur pour chaque tableau, singulis coloribus : et quoique cette espèce de peinture ne fût pas entièrement dans les règles de la parfaite imitation, elle ne fut pas moins goûtée : elle a même passé à la postérité. Pline remarque qu’on la pratiquoit de son temps : elle étoit connue sous le nom de monochromaton, qui la désigne [[1:l. XXXV, chap. 3]] : aujourd’hui elle est encore en usage ; c’est l’espèce de peinture que nous nommons camayeu. Il ne faut pas la confondre avec l’espèce de travail que les anciens appeloient monogramma, ainsi que l’ont fait quelques commentateurs de Pline. Par ce dernier mot il faut entendre de simples esquisses, des desseins où il n’y a que le trait, que nous appelons nous-mêmes aujourd’hui des traits ; et c’est dans ce sens que Cicéron disait que les dieux d’Épicure, comparés à ceux de Zénon, n’étoient que des dieux monogrammes et sans action ; ce n’étoient, pour ainsi dire, que des ébauches de divinités. Il est étonnant que M. l’abbé d’Olivet, qui montre tant de sagacité et de justesse dans l’interprétation des auteurs anciens, se soit contenté de rendre ces paroles de Cicéron, Monogrammos Deos et nihil agentes (Epicurus) commentus est [[1:Liv. II de la nat. de. dieux]] par celles-ci, Épicure les fait monogrammes et oisifs. On pourroit lui faire remarquer que ce n’est point là traduire en françois ; que ce n’est pas non plus entrer dans la pensée de l’auteur, que j’ajoûter dans une note, que le mot monogramme doit être pris pour une figure d’un seul trait ; qu’il falloit dire une figure au simple trait. La définition de Lambin, fondée sur celle que Nonius Marcellus avoit déjà donnée, est plus conforme à la pratique de l’art. Monogramme, dit-il, est un ouvrage de peinture qui ne fait que de naître sous la main de l’artiste ; où l’on ne voit même que de simples traits, et où l’on n’a pas encore appliqué la couleur ; quod solis lineis informatum et descriptum est, nullis dum coloribus adhibitis. On ne reprochera pas au savant académicien d’ignorer sa langue, ni celle qu’il traduit ; mais il faut aussi qu’il avoue que les règles et la pratique du dessein ne lui sont pas assez familières, et il ne doit point en rougir : combien d’autres, pour avoir manqué de ces connoissances particulières, sont tombés dans de pareilles fautes ? M. Rollin lui-même en est un exemple. En parlant des arts cultivés par les différens peuples de l’Antiquité, dont il a fait l’histoire, il a commis une infinité de méprises. Je ne veux point les relever : non que je craignisse de faire le moindre tort à la réputation de ce savant confrère, dont j’honore le goût avec tous les gens de lettres ; mais il avoue lui-même qu’il a emprunté tout ce qu’il dit en cet endroit d’autres écrivains, et en particulier du sieur Durand, que j’ai déjà critiqué, et que je critiquerai encore dans la suite de cet examen. Ce seroit une sorte d’injustice d’imputer à M. Rollin des erreurs qui ne sont point de lui : on ne peut lui reprocher que d’avoir pris avec trop peu de précaution des guides qui l’ont égaré. [[4:suite : Apelle et Protogène]]
Dans :Les origines de la peinture(Lien)
, p. 158-161
il me paroît naturel d’examiner ce qu’il faut entendre par les Monochromata, ou les Peintures d’une seule couleur, avant que de rapporter des exemples plus composés.
Cet article me paroît devoir être divisé en trois parties, pour être bien entendu. Pline en parle autant de fois dans son recueil, mais sans les distinguer. La différence des temps a dû cependant en apporter dans leur espèce. Je vais les rapprocher pour les faire mieux sentir, et les mettre à la fois sous les yeux.
Il dit donc que le trait ayant été la première opération, la seconde fut nommée monochromaton, qu’elle n’employoit qu’une seule couleur : secundam singulis coloribus et monochromaton dictam. Ce premier genre ne peut jamais être pris à la lettre, celui-ci même, qu’il regarde comme l’enfance de l’art ; c’est-à-dire qu’il n’y aura jamais eu une seule couleur, et qu’il y en aura toûjours eu deux, celle du profil ou de l’objet, tel (sic) qu’il soit, et celle de son fond. Quoique cette dernière ne soit point donnée, elle servira toûjours pour distinguer et détacher celle du peintre, autrement celle-ci ne se distingueroit pas, et ne seroit qu’un enduit : il faut donc se renfermer à dire qu’une couleur de chair générale, placée sur un fond, formoit ces premiers profils ; encore cela ne sera jamais véritablement exact. Car les peintures des sauvages, et de tous les peuples de l’Amérique, dont Pline nous rappelle précisément l’idée, en parlant de ces premiers temps, ont toûjours indiqué le blanc des yeux et le noir des sourcils ; ce qui est d’autant plus vrai, que ces objets sont les plus frappans et les plus détachés par les couleurs naturelles. La complaisance pour Pline ne peut aller, ce me semble, jusqu’à comparer les Grecs depuis la guerre de Troie aux Sauvages de l’Amérique, et c’est cependant, à peu de chose près, ce qu’il faut faire ; car en le suivant exactement, cette première peinture n’a été qu’une teinte générale, approchante de la carnation. On aura peine à se persuader qu’elle ait jamais été en Grèce jusqu’à ce point d’ignorance. Il est vraisemblable que les Égyptiens leur ont communiqué ce qu’ils en savoient, ainsi que des autres arts. Mais en supposant cette ignorance, elle ne peut avoir été d’une longue durée dans un pays policé, où cet art une fois trouvé, a été exercé par ceux que la Nature déterminoit à l’imitation.
On pourra m’objecter que, selon Hérodote, la communication des Grecs avec les Égyptiens n’a été considérable que depuis que Psamméticus fut monté sur le trône d’Égypte, environ six cens soixante-dix ans avant J.-C. ; et que cette première peinture ayant commencé en Grèce, on pourroit en accorder l’invention aux Grecs. Mais outre qu’avant la guerre de Troie, les Égyptiens avoient déjà communiqué aux Grecs quelques-unes de leurs connoissances, celle-là ne paroît pas être arrivée en Grèce d’une façon assez brillante et assez approfondie, pour n’avoir pas pû être apportée par le récit du voyageur le moins éclairé, ou du marchand le plus grossier.
La seconde manière dont il faut entendre les monochromata dont Pline fait mention, mérite plus de considération. Il fait une récapitulation [[1:chap. V]] des artistes dont il a parlé, et dit : quibus coloribus singulis pinxissent… qui monochromatea genera picturae uocauerint. Il n’est guère possible qu’un genre si misérable ait été pratiqué par plusieurs peintres de suite, surtout dans un temps où la sculpture étoit aussi avancée. Il faut donc regarder ces derniers peintres comme ayant connu et pratiqué le clair-obscur, dont la sculpture elle-même leur donnoit une idée véritable. Il n’est pas nécessaire de définir ces clairs-obscurs, tels que nous les pratiquons aujourd’hui à l’huile, en détrempe ou au crayon, pour lesquels on emploie plus ordinairement le blanc et le noir, et auxquels on donne quelquefois le nom de camayeu. Il me suffit qu’on les imagine plus avancés que les premiers, et tels qu’une succession d’artistes a dû les produire dans un pays, qui tout au moins étoit éclairé sur d’autres articles. Mais supposé qu’on ne veuille pas être persuadé des différences que la pratique a dû nécessairement apporter dans ces monochromata, on conviendra bien que Zeuxis ne les a pas traités comme ces derniers. Cependant Pline se contente de dire, à la fin de ce qu’il rapporte de Zeuxis [[1:Chap. IX]], Pinxit et monochromata ex albo. Cet éloge est assurément le plus grand que l’on puisse donner à un peintre, du côté de l’harmonie et de l’intelligence de la couleur ; car il faut être bien maître de cette partie, c’est-à-dire bien entendre la ruption des couleurs, pour tirer à l’effet, et ce qu’on appelle faire jouer ses figures par l’opposition du blanc sur le blanc.
On voit que les différences de ces monochromata sont considérables ; Pline les ayant confondues, sans rapporter de distinction, il m’a paru que je devois les expliquer.
Si l’on n’avoit pas d’aussi fortes convictions du sentiment de Pline sur la peinture, surtout par la bonté du choix qu’il a sû faire dans les extraits qu’il a rapportés, on pourroit lui reprocher d’avoir établi le principal mérite de la peinture sur l’espèce, la variété, l’éclat et l’abondance des couleurs ; car l’admiration et l’étonnement que lui causes les ouvrages d’Apelle, d’Échion, de Mélanthius, et de Nicomachus, semblent tomber sur ce qu’ils étoient faits avec quatre couleurs. Quatuor coloribus solis immortalia illa opera fecere, ex albis Melino, ex silaceis Attico, ex rubris sinopide Pontica, ex nigris attramento… cum tabulae eorum singulae opiidorum vaenirent opibus. [[1:Chap. VII]]
Cet étonnement me paroît ne lui pas suffire ; il en témoigne un autre : il croit qu’avec un plus grand nombre de couleurs, et de plus belles encore, que l’on apportoit de toutes parts à Rome, les Romains avoient plus de tort de ne pas faire des choses aussi recommandables que celles qu’il vient de citer. Quel qu’ait été le sentiment de Pline sur ce fait, le mérite de la peinture n’a jamais consisté dans l’abondance et la richesse des couleurs. En effet une seule couleur, dont je viens de donner l’idée dans le monochromata de Zeuxis, suffira à un habile homme pour exprimer toutes les actions et tous les objets, et pour faire concevoir toutes les idées qu’il peut avoir. La multiplicité des couleurs est une facilité pour l’imitation, ainsi que pour une plus grande vérité ; et quoiqu’il faille convenir qu’elle est une difficulté de plus pour l’harmonie, la beauté et le mérite de l’exécution, elle n’est cependant pas l’essence de la peinture : sa partie principale consiste dans le dessein qui exprime l’action, dans la pensée qui conduit la main, enfin dans le génie si bien exprimé par la fable de Prométhée. Les desseins des grands maîtres, qui ne sont point coloriés, sont une preuve de ces vérités. Il est donc aisé de sentir ce qu’il étoit possible à de grands artistes de faire avec quatre couleurs, dont la combinaison subdivisée en demi-teintes, quart de teintes, huitièmes de teintes, etc. s’étend à l’infini.
Dans :Les origines de la peinture(Lien)
, p. 165-166
Pamphile, Macédonien, a mérité que Pline dît de lui [[1:chap. X]] : Primus in pictura omnibus litteris eruditus, praecipue arithmetice, et geometrice, sine quibus negabat artem perfici posse. Cet artiste, qui méritoit d’être célèbre par le seul trait de son savoir, étoit persuadé qu’on ne pouvoit être grand peintre sans être savant, et principalement dans l’arithmétique et dans la géométrie. Il est à présumer que les noms de ces deux parties des mathématiques rappeloient d’autres idées que celles qu’elles nous présentent ; elles renfermoient peut-être la justesse et la perspective. Si on prenoit ces mots à la lettre, je demande à quoi le calcul des chiffres et celui des angles pouvoient servir à un peintre ? Quoique Pline parle ici formellement, la chose est trop éloignée de l’objet pour ne pas admettre quelque figure, ou quelque faute dans le texte. Au reste ce Pamphile ne prit aucun élève, à moins d’un talent pour dix ans ; docuit neminem minoris talento annis decem, environ trois mille francs. Cette somme, pour un pareil temps, ne mériteroit pas qu’on se récriât ; je croirois donc, avec le P. Hardouin, qu’il faut entendre un talent par chaque année. Et le texte de Pline est susceptible de cette explication.
Dans :Pamphile et la peinture comme art libéral(Lien)
, « Du caractère et de la manière des peintres grecs » (numéro Troisième partie) , p. 198
Pamphile, Macédonien, fut primus in pictura, mais d’une façon dont nos peintres devroient tâcher d’approcher ; c’est qu’étant savant dans son art, il fut omnibus litteris eruditus [[1:Chap. X.]] Il eut le crédit d’établir à Sicyone, ensuite dans toute la Grèce, que les enfants nobles apprendroient à dessiner avant toutes choses, et que les esclaves ne pourroient exercer la peinture ; enfin il mit cet art in primum gradum liberalium. Le préjugé contre l’étude sera toujours très fort dans l’esprit de nos artistes ; car, malheureusement, presque tous ceux qui ont eu des lettres n’ont pas excellé dans l’art. L’esprit seul nous diroit qu’il n’est pas impossible à un peintre d’être savant. L’exemple de Léonard de Vinci et de plusieurs autres nous suffiroit, si les auteurs anciens ne nous en donnoient des preuves incontestables : enfin, sans être comme Hippias, dont Pline dit tout simplement, qu’il savoit tous les arts et toutes les sciences, il y a des degrés entre cet éloge et une ignorance que l’on ne peut jamais pardonner.
Dans :Pamphile et la peinture comme art libéral(Lien)
(t. XXV), p. 164-165
Je reviens à Parrhasius. L’éloge que Pline en a fait est un des plus étendus. La liste des ouvrages de ce grand artiste me paroît aussi la plus nombreuse, et il me semble que le hasard, et non le choix, en avait plus rassemblé dans Rome que de tout autre maître. Il s’en trouve un dans le nombre, dont la description a causé quelque difficulté, et c’est ce qui m’engage à l’examiner. Pinxit et demon Atheniensium, argumento quoque ingenioso ; uolebat namque uarium, iracundum, iniustum, inconstantem ; eundem exorabilem, clementem, misericordem; gloriosum, humilem, ferocem fugacemque et omnia pariter ostendere. Voici de quelle façon je le traduirois. Il peignit le peuple d’Athènes, et son projet était ingénieux : il voulait qu’il parût tout à la fois changeant, colère, injuste, inconstant, facile à appaiser, doux, compatissant, haut, glorieux, rempant, fier et poltron. Le peuple d’Athènes avoit été représenté plusieurs fois en peinture et en sculpture, sans doute comme nous voyons la ville de Rome, et comme nos villes modernes, qui ont été presque toutes personnifiées. Parrhasius fit donc un de ces ouvrages ; mais je regarde cette description comme une critique fine de sa part. Cet artiste, qui aimait à rendre les passions, aura dit toutes celles qu’il auroit fallu donner à ce peuple pour le bien représenter, et Pline, ou l’auteur qu’il a extrait, n’a point été la dupe de cette satire. Car il faut remarquer que le terme de uolebat, diminue ici la valeur d’argumentum ingeniosum, que l’on ne peut guère traduire que par le mot projet, mais qui paroîtroit devoir être entendu par une chose faite et exécutée ; cependant une conjecture est bien forte quand elle attaque une impossibilité. En effet, c’en est une des plus certaines, que l’expression d’un si grand nombre de demi-passions et de mouvemens de l’ame, si peu marqués, et si contraires les uns aux autres. Un art qui ne peut rendre qu’un moment, les pouvoit-il exprimer sans recourir à des allégories, ou à des traits d’histoire qui peuvent seuls donner le caractère à des choses si légères ? Alors quelle confusion que douze attributs autour d’une figure ! Mais une réflexion, qui me paroît encore plus solide, s’oppose aux sentimens de ceux qui ont pris la chose au positif. Le peuple d’Athènes a eu assez d’esprit pour rire du personnage, dupe, sot et ridicule, qu’Aristophane lui avait donné dans une de ses pièces. L’action, la déclamation, la place, le moment servent à faire passer avec d’autant plus de facilité ces sortes de critiques, que toutes ces nuances dépendent de l’esprit et de la volonté de l’auteur. Il n’en peut être de même d’un tableau que rien n’excuse. Les Athéniens n’auroient jamais souffert un portrait si cruel et si méprisant ; auroient-il voulu l’avoir continuellement devant leurs yeux ? Tout me paroît donc concourir à l’explication que je viens de présenter.
Dans :Parrhasios, Le Peuple d’Athènes(Lien)
, p. 166
Je ne parlerai point du mérite que Pline accorde à Pausias, pour avoir exprimé le raccourci dans les victimes, qu’il a représentées dans plusieurs sacrifices, ni pour la hardiesse avec laquelle il les a peintes absolument noires. [[1:Chap. XI]] Ces choses ont dû être connues par les artistes qui ont précédé Pausias, à n’en juger même que par celles dont Pline nous fait le récit.
Dans :Pausias, le Bœuf(Lien)
, « Du genre et de l’espèce des peintures anciennes » , p. 178
Les sacrifices peints par Pausias, indiquent encore d’autres parties de la peinture que celle des raccourcis ; ils donnent une idée complète de la perspective : cum longitudinem bouis ostendere uellet, aduersum eum pinxit, non transuersum ; unde et abunde intelligitur amplitudo. Voulant montrer la longueur du bœuf, il le peignit de face et non de côté. On sentoit cependant toute son étendue. Voilà certainement l’objet et la perfection du raccourci bien exprimés par le peintre et par l’auteur. Dein cum omnes, quae volunt eminentia uideri, candicantia faciant, coloremque condant nigro : hic totum bouem atri coloris fecit. Ensuite loin de faire, comme on le pratique ordinairement, les corps saillans blancs, avec des oppositions noires, il peignit le bœuf absolument noir. On ne peut mieux décrire l’intelligence, l’harmonie et la ruption des couleurs, d’autant que Pline ajoûte : Umbraeque corpus ex ipso dedit (scilicet nigro) ; il tira les ombres et le corps (du bœuf) de cette seule couleur (noire). Il dit ensuite : Magna prorsus arte, in aequo extantia ostendens, et in confracto solida omnia. Faisant voir avec un art infini, sur une surface, toute l’étendue et la solidité des corps par des traits rompus.
Je ne puis m’empêcher de dire, encore une fois, qu’il est impossible de donner plus parfaitement l’idée des corps mis en perspective : et j’aurois rapporté ce passage dans le Mémoire que j’ai fait sur cette partie des arts par rapport aux Anciens ; mais il m’étoit inconnu dans le temps où je l’ai présenté.
Dans :Pausias, le Bœuf(Lien)
, « Du caractère et de la manière des peintres grecs » (numéro Troisième partie) , p. 206
Pausias devint dans sa jeunesse amoureux de Glycère ; cette belle vendeuse de fleurs le rendit excellent dans l’imitation de la plus légère et de la plus agréable production de la nature ; le portrait de sa maîtresse qu’il peignit, tenant une des couronnes qu’elle faisoit avec une si grande perfection, devoit bien flatter la vûe. Combien auroit-on payé l’original, puisque Lucullus en acheta dans la suite la copie à Athènes deux talents ? Ce prix excessif étonnera moins ceux qui ont vû donner de nos jours des sommes pareilles de semblables tableaux de Gérard Dou, de Miris, et des bouquets de fleurs peints par Vanhuissen ; tandis que l’on n’auroit pas donné le même prix d’un tableau de Raphaël. La belle imitation des fleurs à laquelle il joignoit la plus grande facilité, m’engageroit à comparer Pausias à Baptiste pour cette partie seulement.
Dans :Pausias et la bouquetière Glycère(Lien)
, « Du caractère et de la manière des peintres grecs » (numéro Troisième partie) , p. 203
Après avoir parlé des grands peintres, Pline avertit que ceux qu’il va nommer leur sont inférieurs, c’est-à-dire qu’on peut les mettre dans la seconde classe : le genre de leurs ouvrages en est la preuve. Pyreïcus arte paucis postferendus, et surtout du côté de la beauté du pinceau ; mais il a dégradé son mérite, de l’aveu même de Pline, tonstrinas sutrinasque pinxit ; aussi fut-il nommé Rhyparographos, c’est-à-dire bas et ignoble. Nous pouvons donner cette épithète à presque tous les peintres des Pays-Bas. Il paroît que les Romains étoient sensibles à la séduction que causent ces petits genres, et qu’ils pardonnoient aux sujets en faveur de la belle couleur, qui véritablement est attrayante.
Sérapion, décorateur, ne pouvoit faire aucune figure. Dionysius, au contraire, ne savoit peindre que des figures. Ces partages, dans l’art, se rencontrent tous les jours. Cependant les Dionysius seront plus aisément Sérapions, que les Sérapions ne seront Dionysius. Car un peintre d’histoire exprimera toûjours toutes ses pensées. Le dessin de la figure conduit à tout, et rend tout facile.
Dans :Piraicos et la rhyparographie(Lien)
, « Du genre et de l’espèce des peintures anciennes » (numéro Seconde partie ) , p. 176
Plusieurs critiques ont été occupés de la raison pour laquelle Pline a dit que Protogène tenoit une éponge lorsqu’il peignit son fameux tableau de Ialisys, sur lequel je me suis suffisamment étendu dans mon premier Mémoire sur Pline. En expliquant ce passage, j’ai comparé cette éponge à l’essui-main ou torche-pinceau dont nos peintres se servent aujourd’hui, ce n’étoit alors que pour me faire entendre plus aisément ; cependant j’avois raison, car les éponges en tenoient lieu aux Anciens ; non seulement ils s’en servoient pour essuyer leur plume en écrivant, d’où vient le mot incumbuit in spongiam, mais ils ne pouvoient se servir d’autre chose dans la peinture. Le banc d’œuf se desséchant avec une grande facilité, une éponge avoit plus de prise et nettoyoit les pinceaux plus sûrement et plus exactement. Protogène peignoit depuis longtemps cette écume, sans pouvoir parvenir à l’imiter, il avoit souvent essuyé son pinceau, et l’éponge se trouvant excessivement pleine de la couleur convenable, produisit par hasard, ce que tout le savoir de Protogène n’avoit pû opérer.
Dans :Protogène, L’Ialysos (la bave du chien faite par hasard)(Lien)
, « Du caractère et de la manière des peintres grecs » (numéro Troisième partie) , p. 202
Pline ne parle pas affirmativement, en attribuant à Néalcès le même bonheur avec son éponge, en peignant un cheval, que Protogène avoit éprouvé en représentant le chien de son Ialysus. [[1:Chap. X]] En effet, on auroit peine à croire la répétition d’un aussi heureux hasard.
Dans :Protogène, L’Ialysos (la bave du chien faite par hasard)(Lien)
, p. 174
On gardoit dans l’antiquité, comme on garde aujourd’hui, les études et les premières pensées des artistes, toûjours pleines d’un feu proportionné aux talens de leur auteur, souvent au-dessus des ouvrages terminés, et toûjours plus piquans : ces premiers traits, plus ou moins arrêtés, sont plus essentiels pour la peinture, que les idées jetées sur le papier ne le sont pour tous les autres genres d’ouvrage. Comme aujourd’hui, on suivoit avec plaisir les opérations de l’esprit d’un artiste ; on se rendoit compte des raisons qui l’avoient engagé à faire des changemens en terminant son ouvrage ; enfin comme aujourd’hui, on cherchoit à en profiter, les hommes de mérite pour s’en nourrir et s’en échauffer, les hommes médiocres pour les copier servilement.
Dans :Tableaux inachevés(Lien)
, « Du caractère et de la manière des peintres grecs » (numéro Troisième partie) , p. 197
[[1:Chap. X.]] Ce Timanthe avoit beaucoup d’esprit pour son art, et cet esprit étoit accompagné de génie, nam Timanthi vel plurimum adfuit ingenii. Son Iphigénie sera célèbre à jamais, et donnera des preuves de la délicatesse et de la justesse de ses idées[[3:Il était redevable à Euripide du trait qui lui a fait le plus d’honneur dans cet ouvrage. Mais un peintre a toujours du mérite lorsqu’il rend bien l’action qui lui est donnée.]] ; ainsi l’on croira, sans peine, ce que Pline dit de lui en poursuivant, in omnibus ejus operibus intelligitur plus semper quam pingitur ; et cum ars summa sit, ingenium ultra artem est.
Il me semble qu’il n’est pas possible de faire un plus parfait éloge de l’esprit et du génie d’un peintre ; il donna plus à entendre dans ses ouvrages, qu’il n’en prononça. Ces sous-entendus sont les mêmes dans la peinture, ils ont autant de charmes et sont aussi nécessaires que dans toutes les autres parties de l’esprit ; et quelque étendu que l’art puisse être, l’esprit est encore par-delà. Pinxit et heroa absolutissimi operis, personne ne caractérisoit si parfaitement un héros, ou pour traduire plus littéralement, il peignit un héros qui ne laissoit rien à désirer. Pline semble donner la preuve de cette dernière opération en ajoutant, artem ipsam complexus viros pingendi. Il excella, ou, pour employer l’exagération comme Pline, il pratiqua l’art lui-même dans tout son entier, pour peindre les hommes. Nous avons eu quelques modernes qui n’ont pu rendre la délicatesse et les grâces que la nature a répandues dans les femmes.
Dans :Timanthe, Le Sacrifice d’Iphigénie et Le Cyclope (Lien)
, « Du caractère et de la manière des peintres grecs » (numéro Troisième partie) , p. 195
Zeuxis, pour couronner son caractère, finit par faire présent de ses ouvrages, personne ne pouvant lui en donner ce qu’il les estimoit ; il écrivoit même, au bas d’un de ses tableaux qui représentoit un athlète, qu’il était plus aisé de l’envier que de l’imiter. Quoique nous ayons eu des peintres modernes assez vains, je ne pourrois trouver que des comparaisons trop foibles, et j’aime mieux profiter du même artiste pour présenter un parallèle d’un autre genre.
Dans :Zeuxis, l’Athlète(Lien)
, Troisième partie, « Du caractère et de la manière des peintres grecs », p. 196
Mais pour revenir à Zeuxis, j’avoue que j’ai peine à accorder tout ce que les récits de Pline me font penser du talent de ce grand homme, avec ce qu’il dit en finissant l’article qui le regarde : deprehenditur tamen Zeuxis grandior in capitibus articulisque. Si ce mot de deprehenditur n’indiquoit pas le reproche, et n’autorisoit pas la traduction de faire ses têtes et ses attachemens trop forts, j’aurois pris le mot de grandior comme un éloge, en disant qu’il faisoit ces parties d’un grand caractère, d’autant qu’il le loue de travailler avec soin et d’après la Nature, alioqui tantus diligentia ; car ce fut lui qui demanda aux Agrigentins les cinq filles, pour faire le tableau qu’ils vouloient placer dans le temple de Junon Lacinienne. Quoi qu’il en soit, un défaut aussi considérable que celui des proportions pourroit détruire toutes les belles qualités que Pline lui accorde ; mais on doit savoir gré à cet auteur de nous avoir donné la critique aussi bien que l’éloge.
Nos modernes n’ont jamais été assez heureux pour avoir de semblables modèles, ni en aussi grand nombre ; ce que j’en dis, n’est point du tout pour faire une plaisanterie ; mais la différence des mœurs et des usages nous met aujourd’hui dans une situation embarrassante pour les modèles des femmes, toûjours plus difficiles à trouver complets que ceux de l’autre sexe.
Dans :Zeuxis, Hélène et les cinq vierges de Crotone(Lien)
, « Du caractère et de la manière des peintres grecs » (numéro Troisième partie) , p. 195
Zeuxis d’Héraclée, frappé des talens d’Apollodore, sut en profiter, et fit voir, la quatrième année de la XCVe Olympiade, qu’il les surpassoit ; il s’attacha même à un grand terminé ; les biens qu’il acquit furent si considérables, et sa vanité fut si grande, qu’il poussa le luxe de ses habits jusqu’au ridicule, et cet exemple est en général assez suivi parmi nous, et beaucoup trop dans notre jeunesse.
Zeuxis, pour couronner son caractère, finit par faire présent de ses ouvrages, personne ne pouvant lui en donner ce qu’il les estimoit ; il écrivoit même, au bas d’un de ses tableaux qui représentoit un athlète, qu’il étoit plus aisé de l’envier que de l’imiter. Quoique nous ayons eu des peintres modernes assez vains, je ne pourrois trouver que des comparaisons trop faibles, et j’aime mieux profiter du même artiste pour présenter un parallèle d’un autre genre.
Dans :Zeuxis et la richesse(Lien)